vendredi 24 mai 2013

Vous êtes éditeur. Vous venez de recevoir un gros manuscrit - la Bible, les Lettres de mon moulin, Belle du Seigneur, etc. – Justifiez votre refus par courrier.




Par Golem

Monsieur,

J’ai d’abord cru que par erreur vous m’aviez envoyé le texte d’un élève de CM1. Mais en lisant la fin de votre manuscrit, j’ai regretté que cela n’ait pas été le cas. Eux au moins ont de l’humour, ne sont pas pédants ou prétentieux. Vous voudrez bien revoir votre copie, pardon, votre texte, rien ne peut être gardé.
Avec mes encouragements pour mieux faire.


Par Krysia

An de grâce 1897

Moussu* Alphonse DAUDET,

Je reçois ce jour votre manuscrit intitulé : « Les Lettres de mon moulin ».
Sachez tout d’abord que je n’adhère pas au choix de votre titre. Les moulins broient le blé pour la confection de la farine, pétrissent du pain et peuvent éventuellement servir de point de vente en boulangerie et viennoiseries, mais en aucun cas, un moulin n’écrit des lettres et encore moins des histoires pour enfants !
Pour me faire à l’idée de votre style, j’ai pris au hasard une histoire que je me suis forcé à lire entièrement : « La chèvre de M. Seguin ». Quelle déception !
N’avez-vous pas l’impression d’un grossier décalquage du « Petit Chaperon Rouge » de Charles Perrault ? Vous me donnez l’impression d’avoir manqué l’évolution des deux siècles qui nous séparent de ce talentueux auteur ! Le choix de votre titre me semble bien naïf. Au lieu d’une chèvre pour héroïne, vous auriez dû, avec le prénom Blanquette, choisir un veau !
J’interprète avec aisance le parallèle que vous avez fait avec une adolescente qui veut quitter le confort douillet et la sécurité rassurante de ses parents pour l’indépendance, l’aventure et la liberté. Mais toutes nos jeunes filles ne sont pas libidineuses** !
Je comprends aussi la métaphore du père qui ne comprend pas sa fille, le combat de celle-ci contre l’autorité sanglée et le courage pour affronter la cruauté du monde, quitte à en mourir.   Ne croyez-vous pas qu’en vous lisant, les enfants s’angoisseront en reconnaissant leurs propres défauts, en découvrant grâce à vous la banalité de leur existence? 
Vous avez évoqué une idylle d’une heure ou deux avec un bouc noir et une vie destinée à finir dans la souffrance. Vous voulez donc provoquer une incitation au suicide de nos jouvenceaux avec votre récit ? Que laissez-vous entendre ? Que doivent rester chez eux « l’âne et le bœuf » ? Que toute vie hors du foyer familial est vouée à l’échec ?
Comprenez, Moussu Seguin, que je peux pas, en mon âme et conscience, publier une opinion pareille. Il n’est vraiment pas raisonnable de mettre toute la population mineure en danger pour vous octroyer le simple plaisir de ne pas faire du pain dans votre moulin.
Je vous suggère vivement de revoir la conception de votre roue et de votre meule afin de revenir ultérieurement avec des écrits moins dangereux pour la société.

Recevez mes salutations,

Honorat LAGAFFE
Editeur


*« Moussu »  était au 19ème siècle la façon de dire « Monsieur »
** « Libidineuses » : impudiques, libertines, indécentes, dévergondées.


Par Laurence
Editions du Feuil
27 rue Jacob
Paris 6ème

Jean BARDOT
Editeur
Monsieur Albert COHEN
55 Quai du Rhône
Genève – SUISSE

Paris, le 8 avril 1968
Cher Monsieur

            J’ai lu avec beaucoup d’attention votre dernier tapuscrit La Belle du Seigneur
Il a été déposé par porteur spécial à mon secrétariat le poids de l’ouvrage, un kilo à minima a dû vous dissuader de l’adresser par la poste, pourtant le franc suisse se porte bien en ce moment.
Aimant lire à haute voix j’ai consacré toutes mes soirées de la semaine à vos personnages Solal et Ariane installé confortablement dans un fauteuil car votre monument ne se transporte pas facilement De ma carrière d’éditeur j’avoue ne jamais avoir reçu et lu, car je l’ai bien lu, un texte de 1110 pages un pavé aussi pesant au sens propre comme au sens figuré 1110 feuillets 110 chapitres pour narrer l’histoire d’amour de la Belle du Seigneur je devrais dire de la Belle et de son Seigneur
Votre roman aurait pu tout aussi bien s’appeler « Le livre de l’amour » Vous ne nous épargnez aucun poncif de l’amour malheureux, cette passion morbide d’Ariane et Solal se distingue peu de celles de Tristan et Iseult, Roméo et Juliette j’ai même retrouvé le machiavélisme de Valmont  de Les Liaisons dangereuses ainsi que tous les artifices et les pièges de Don Juan, vous avez même parfois flirté avec Feydeau
En vous lisant je pensais également à Marcel Proust par la longueur de vos descriptions les sensations présentes mélangées aux souvenirs Certes votre récit est entrecoupé de phrases très courtes et de dialogue mais ceci reste somme toute très classique
Puis on aborde le chapitre 18 avec un certain intérêt il s’agit de la conquête d’Ariane par Solal mais là vous m’avez surpris j’ai failli manquer d’air une seule et même phrase de 13 pages sans aucune ponctuation du jamais lu dans ma vie d’éditeur et vous savez que j’ai quelques années de lecture à mon actif Surpris par cette écriture peu académique j’ai pensé qu’il s’agissait d’un oubli voire d’une lubie d’écrivain J’ai même pensé que la touche de votre machine à écrire était restée bloquée
Mais pas du tout vous recommencez au chapitre 70 une seule et unique phrase de 17 pages pardonnez-moi mais je n’ai pas eu le courage de compter les mots qui la compose (je crois que j’en aurais perdu mon calculus) Heureusement que quelques virgules venaient soulager la voix du pauvre lecteur que j’étais totalement sidéré par ce procédé littéraire j’ai continué me demandant si la lecture en apnée serait mon lot et bien oui vous nous faites replonger dans un abîme de mots qui s’enchaînent se déchaînent au chapitre 94 avec cette phrase de 33 pages sans un seul point  un petit point juste pour respirer voire un point d’exclamation ou mieux d’interrogation non, rien, point de point dans ce chapitre
J’aimais la prose avant de vous lire Monsieur Cohen je lui vouais un culte suprême mais je vais très certainement me tourner vers la poésie les haïkus sont très en vogue en ce moment
Vous pensiez écrire sur l’amour sublimé je pense que vous avez fait fausse route en faisant de votre héroïne une pauvre petite chose sous la coupe de la perversité psychologique de son amant beau, cynique manipulateur même les larmes de cette amoureuse vous les rendez ridicules la vision que vous avez de l’amour et plus encore de la femme aurait mérité que vous l’évoquiez il y a quelques années de cela avec votre ami Sigmund Freud, ce grand monsieur vous aurait très certainement invité à vous étendre sur son divan Vous aurez compris toutes mes réserves à la publication de votre dernier ouvrage je ne suis ni interventionniste ni chirurgien esthétique les Editions du FEUIL ne vous éditeront pas
Non seulement votre roman est à contre-courant de ceux qui sont actuellement publiés mais encore dans la quiétude de votre belle Suisse vous ignorez sans doute que la France gronde, gronde de colère les étudiants se révoltent le féminisme explose tout comme l’écologie
D’ici peu, je vous le prédis, nous lirons sur les murs « Il est interdit d’interdire » la société française bouge depuis que Simone de Beauvoir a écrit Le deuxième sexe son livre est devenu la référence du mouvement féministe le rôle de la femme a évolué  bientôt elles feront ce qu’elles veulent de leur corps de leur liberté Vous pensez bien que la belle Ariane soumise aux caprices de son tourmenteur au nom de l’amour n’aura que très peu d’écho et donc peu de succès auprès des lectrices
Vous avez fait de votre héroïne une petite chose aveuglée manipulée fade soumise à la toute-puissance de son amant jusqu’à cette fin funeste des deux amants cet adieu empoisonné et empoisonnant pour le lecteur
J’aurais aimé lire que la femme est l’avenir de l’homme qu’une femme amoureuse en vaut cent que par sa puissance sexuelle et son intelligence du cœur elle peut faire de l’homme son égal
Non point de tout cela (pardonnez-moi ce mauvais jeu de mot) entre l’ultra narcissisme des deux amants et cette issue fatale votre roman ne s’inscrit pas dans l’air du temps

Croyez que je n’ai aucune envie de voir des féministes prendre d’assaut ma maison d’édition pour avoir publié ce brûlot Pensez encore aux écologistes qui pourraient occuper mes bureaux manifestant ainsi contre la déforestation de l’Amazonie car il en faut de la pâte à papier pour éditer 1110 pages.
J’espère que vous comprendrez ces considérations très matérielles
Ce roman cher Monsieur Cohen sans vouloir vous blesser si vous arrivez un jour à le faire publier n’aura jamais sa place dans le panthéon de la littérature amoureuse
Pour conclure cette longue missive je vous dirais il faut du souffle pour vous lire Monsieur Cohen pour suivre et comprendre cette triste et pathétique histoire
Si Belle du Seigneur est la tragédie de l’amour absolu le roman si je le publiais serait une véritable tragédie pour les Editions du FEUIL
Vous ne m’en voudrez pas de ne pas avoir ponctué ma réponse caprice d’éditeur sans doute

Veuillez croire cher Monsieur à toute ma sympathie en vue du parcours du combattant qui vous attend avec Belle du Seigneur

Jean Bardot


Par Valérie



Le 17 mai 2013

Objet : demande de publication du manuscrit la Bible


Madame,

Suite à votre courrier, je réponds à votre offre non sans fierté. La société « Editplus » que je représente aurait pu être séduite, mais, suivant certaines règles de déontologie, nous ne soignons pas les mêmes mots que nos confrères. Un autre paramètre m’en empêche, la théologie ne fait pas partie des écrits que je mets en avant. Je privilégie plutôt les futurs prix Goncourt. Comme si l’on proposait du Hachette à Gallimard. Je serais très heureuse d’éditer des recueils ou romans qui se trouveraient dans mes cordes et je vous souhaite une bonne continuation dans votre recherche d’édition.

Cordialement,

                                                                                              Mme Untel.



1 commentaire: